Principe d'évolution et liberté d'action
Elephant Man, merveilleusement interprêté par John Hurt dans le film magnifique de David Lynch, résonne encore au fond de ma mémoire : "I am not an animal, I am an human being !
Il eut cette une réplique triste et désespérée pour tenter d'échapper au traitement injuste que lui faisait subir son tuteur vénal, alors que la maladie monstrueuse qui le frappait était déjà un calvaire plus que suffisant.
Le sens de sa réplique n'était pas de dire que l'on a plus le droit de frapper les animaux, bien évidemment, mais qu'il avait le droit à l'auto-détermination de sa vie.
Cette phrase est le cri de la liberté.
Mais la liberté est-elle une réalité, une illusion ou un idéal ?
Dans un monde gouverné par des lois physiques, comment l'émergence de l'autonomie est-elle possible ? Le concept de liberté pose le problème de la place de l'homme dans la nature. Une nature gouvernée par des lois en apparence implacables, dont la causalité physique parait sans appel.
Sur le plan historique, la liberté c'est le progrès social, c'est sur son autel qu'ont été sacrifiées bon nombre de vies. L'homme a toujours refusé l'asservissement de l'homme par l'homme mais aussi par les éléments naturels, les déterminismes en tous genres.
La liberté est-elle la plus grande illusion de l'homme sur lui-même ou peut-elle trouver scientifiquement sa place dans nos représentations ?
Tout homme a le sentiment d'être un agent actif dans le monde, c'est-à-dire de pouvoir agir par sa volonté sur les choses qui l'entourent. Ce sentiment fondamental de ne pas être une machine actionnée par des forces déterminées est présent chez chaque individu. On se sent responsable de nos actes, juridiquement et physiquement.
Bien sûr l'éducation, le conditionnement social, le bagage génétique inné, notre mémoire, donnent une direction à nos choix qui sont imprégnés d'influences extérieures et intérieures. On ne décide pas "en toute liberté" entre deux choses, car la majorité du temps une chose nous convient mieux que l'autre, et donc finalement le choix s'impose de lui-même.
La vraie liberté n'est-elle pas de faire le choix illogique, le moins rentable, le plus dangereux, le moins moral, celui que l'on ne devrait pas faire ? Car le devoir moral ou financier est un déterminisme, et à se titre n'est pas représentatif de ce qu'est la liberté.
Les hommes qui nous gouvernent, surtout les libéraux, font souvent le choix du "moindre mal" économique : ils optimisent ainsi des flux financiers (balance commerciale, salaires, etc). Mais avons-nous besoin d'hommes pour faire des opérations et des soustractions, là où un ordinateur sait beaucoup mieux compter ? Le choix du moindre mal économique est-il un choix politique ? Ne répond-t- il pas simplement au diktat des chiffres et donc à un devoir ? "Libéral" sous entend "libre" mais le devoir d'économie n'est-il pas plus une contrainte déterminante qu'une liberté ?
Les anciens croyaient au destin, au fatalisme, aux cause finales qui justifiaient nos actions présentes en fonction de projets à venir pas nécessairement déjà connus.
La physique moderne ne croit plus à cette inversion des causes et présente une image du monde entre hasard et nécessité. La nécessité c'est le destin engendré par une succession de causes physiques suivant des lois invariables dans l'espace et le temps.
Le hasard c'est ce qui n'est pas causal, ce qui n'est pas déterminé, l'inexplicable physiquement, l'improbable.
Mais où se situe alors, dans le monde ainsi peint par la physique, la volonté de l'homme, celle qui lui permet d'envoyer des fusées dans l'espace, de construire des machines de plus en plus complexes, celle qui lui permet de créer ?
Comment imaginer une Dame Nature souveraine et seule maîtresse des choses qui n'entre pas en contradiction avec la volonté agissante de l'homme qui en prend le contre-pied ? Comment résoudre ce dilemme ?
La science propose une représentation du monde dans laquelle seul l'aléatoire échappe aux déterminismes, mais comment se résoudre à penser que la liberté de l'homme serait alors une sorte de roulette de casino, faisant sortir tel choix ou tel autre en fonction des états quantiques des particules constituant son cerveau ? Et que ces choix résulteraient nécessairement de processus mentaux qui seraient conditionnés par des forces physiques extérieures ?
Lorqu'on observe la nature, on voit que les organismes les plus élaborés sont également les plus autonomes, donc ceux qui ont la liberté la plus grande. Il y a donc un rapport entre l'auto-organisation de la matière et l'autonomie de systèmes.
Plus un système est complexe, moins il est prévisible, donc moins il est déterminé et plus il est autonome.
Nous avons déjà vu des systèmes bien déterminés qui évoluaient de façon imprévisibles : il s'agit des système chaotiques (voir l'effet papillon), tirant leur imprévisibilité de l'instabilité engendrée par d'infimes variations dans leurs conditions initiales, aux limites de nos systèmes de mesure.
Mais il y a la grande famille des systèmes complexes, ceux dont on ne peut pas modéliser mathématiquement le comportement :
Malgré le fait que l'on connaisse parfaitement leurs composants élémentaires, leur comportement est totalement imprévisible : on ne peut que l'expérimenter ou le simuler sans aucune possibilité de l'anticiper. En général, ces systèmes complexes sont composés d'un grand nombre d'éléments simples ayant un grand nombre de relations entre eux.
Une colonie de fourmis peut construire sa fourmilière, alors qu'aucun des individus fourmi n'en connait les plans. Les colonies de fourmis sont d'un certain point de vue des systèmes complexes montrant des propriétés d'autonomie que l'on qualifie d'émergentes.
Il en va bien sûr de même pour la vaste colonie de neurones contenues dans notre cerveau : l'intelligence de celui-ci n'est pas localisable, ni coupé en petits morceaux contenu dans chaque neurone : les systèmes complexes ne sont pas réductionnistes, c'est à dire que l'on ne peut pas déduire les propriétés de l'ensemble à partir de l'étude détaillée des composants. Le tout est plus que la somme des parties. Ils sont donc l'écueil actuel de la science qui ne sait expliquer les propriétés émergentes autrement que par une illusion de second ordre.
La science dit que les propriétés des composants sont des propriétés de premier ordre, c'est-à-dire causales (répondant à des interactions physiques) alors que les propriétés de nature hollistiques sont de 2e ordre donc logique ou explicative mais pas causales. Les neurones interagissent physiquement entre eux et le mental y trouve son siège. Les propriétés mentales sont donc des propriétés émergentes, globales, mais non causales, car elles ne peuvent pas être plus que les liens causaux déjà actifs de leurs composants. C'est là où le physicalisme échoue totalement.
Il ne peut rendre compte de l'autonomie de l'homme qui lui permet de s'arracher à ses déterminismes physiques.
Le physicalisme ne peut rendre compte de nos pensées ni de nos actes.
A moins de reconnaître un vrai statut d'existence aux propriétés émergentes : la conscience, une propriété émergente des systèmes complexes ? Cette assertion matérialiste a déjà été discutée ici. Comment une qualité différente (la conscience est immatérielle) peut spontanément prendre naissance dans un système matériel , sans y avoir déjà été là, même de façon rudimentaire ? Introduire l'émergence de la conscience au sein de systèmes de matière revient pour tout matérialiste dur , à scier a branche sur laquelle il est assis !
La liberté serait-elle une propriété émergente des systèmes complexes ?
Un peu de thermodynamique..
Le premier principe de la thermodynamqiue est le principe de conservation d'énergie.
"Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme" comme avait dit Lavoisier.Le second principe est un principe d'évolution :
Toute transformation d'un système thermodynamique s'effectue avec augmentation de l'entropie globale incluant l'entropie du système et du milieu extérieur. On dit qu'il y a création d'entropie.Ces principes sont des principes empiriques issus de notre observation du monde.
Ces deux principes associés aux forces de la physique, conduisent à l'auto-organisation de la matière, et donc à la création des systèmes complexes.
Les systèmes complexes hautement structurés comme le cerveau ont donc demandé de produire beaucoup d'entropie pour arriver à leur niveau d'organisation. Ils sont des concentrés de néguentropie (inverse de l'entropie) ou selon la théorie de la communication de Shannon des systèmes à contenu hautement informatif : il y a un grand fossé entre un ensemble de particules totalement désordonné comme un tas de poussières ayant une entropie maximale et donc un point de stabilité structurelle important, et le cerveau humain dont l'architecture est hautement improbable et se pense difficilement comme le résultat du simple hasard.
Le cerveau avec ses 100.000.000.000 de neurones et ses 50.000 connexions synaptiques par neurone, soit ses 50.000.000.000.000 de connexions synaptiques représentent le plus haut concentré d'organisation qu'il nous soit donné d'observer, sans compter la subtile machinerie microscopique de chacune de ses cellules, les milliards d'ions Calcium, potassium, etc.. qui transitent dans les échanges d'influx nerveux à des vitesses du millionième de seconde, les cellules gliales en nombre trois fois plus important que les neurones et le bain permanent de milliards d'hormones , apportant chaque seconde des informations nouvelles de toutes les parties du corps.
Le cerveau, issu d'un processus darwinien ou conséquence anthropique du principe de moindre action est là, devant nos yeux, à la fois siège du solide cogito fondant le monde sur la seule certitude valable, celles de nos pensées, mais aussi source de notre volonté agissante et de notre imaginaire.
Digression :
Comment la science, produit du cerveau humain, peut-elle croire qu'elle puisse elle aussi être engendrée par la représentation matérialiste et mécaniste du monde qu'elle défend ? N'y a-t-il pas là un paradoxe ? La physique nous donne une représentation du monde dans laquelle tout est conséquence des lois mécaniques de la physique, y compris nos idées et donc en conséquence la physique elle-même qui en surgit...
N'est-ce pas là une fois de plus la rencontre avec ce qui ressemble aux théories "gödéliennes" ayant la capacité à se représenter elles-mêmes ?
Le génial mathématicien Kurt Gödel en a déduit que tous les théories suffisamment élaborées pour pouvoir y faire de l'arithmétique (et donc s'y auto-représenter par codification) contenaient des énoncés qui ne sont pas démontrables et dont la négation n'était pas non plus démontrable. La physique est donc l'une de ces théories. Il en résulte que c'est une théorie dans laquelle il y existe des énoncés indécidables (ce n'est pas la seule d'ailleurs, comme le montre Gödel qui applique ses théorèmes d'incomplétude à bon nombre de célèbres théories mathématiques).
Les systèmes complexes, hautement organisés sont donc riches en néguentropie : ils sont ceux qui ont aussi le plus grand degré de liberté. Ceci est une évidence, car plus un système est simple, moins il a de paramètres internes et externes et donc plus la causalité "naturelle" des lois peut guider son évolution.
Inversement, plus un système est complexe, plus son nombre de paramètres augmente et donc moins il réagit linéairement aux variations de conditions externes. L'influence d'un élément interne peut agir sur un autre élément qui lui-même va interagir avec le premier, créant ainsi une boucle de rétro-action qui modifie l'ordre des causes : chacun des éléments est alors cause et effet de l'autre, ne permettant plus d'y voir un déroulement déterministe et séquentiels des enchaînements causaux. Le système acquiert donc une forme d'autonomie par rapport au déterminisme causal.
Cela m'amène donc à formuler un principe d'autonomie causal :
Le degré d'autonomie causale d'un système complexe est inversement proportionnel à son entropie.
Corrolaire : La liberté d'un système est la conséquence de son auto-organisation.
En termes plus simples : les systèmes complexes sont comme des boites noires, ayant des entrées et des sorties physiques, mais dont le fonctionnement intérieur ne répond pas au déterminisme physique : la nature du rapport de cause à effet entre l'entrée ( les stimulis sensoriels) et la sortie (la réaction comportementale) est d'ordre explicatif mais pas d'ordre physique : On ne peut pas considérer par exemple le cerveau humain comme une mécanique d'horlogerie où la réponse (le mouvement) est la conséquence d'un processus matériel qui de proche en proche propage une force des premiers éléments jusqu'aux derniers.
La chaine de causalité physique y est donc rompue, sans pour autant que la chaine de causalité explicative le soit.
Toutefois, en regardant cette boite noire de l'extérieur, la clôture causale est maintenue, ce qui fait que sur le plan de l'observation, le système complexe est un système purement matériel mais indéterministe, donc doué d'autonomie.
Prenons un exemple :
Quelqu'un me donne l'ordre de lever mon bras : je suis obéissant et donc je m'exécute et lève celui-ci.
Sur le plan de l'explication logique, l'enchaînement des causes et des effets est le suivant :
La cause : l'ordre de lever le bras
l'effet : le bras qui se lève.
Sur le plan de l'explication physique : l'ordre formulé est une signal sonore faisant vibrer l'air et dont la vibration est captée par mon oreille interne.
Par un mécanisme subtil de transformation de ce stimuli auditif en influx nerveux, l'ordre est alors propagé sous forme d'une séquence électrique jusqu'à mon cerveau. Cette séquence informative vient alors bouleverser les charges électroniques des neurones et modifie ainsi leurs états. Mais de là n'en découle pas de façon déterminée une réponse systématique. Car celle-ci dépend de l'état du circuit synaptique(qui n'est jamais deux fois le même, car le temps s'écoule, des cellules meurent, etc.), de pulsions intérieures (frustation par rapport à l'obéissance, servilité ou rebellion, inconscient), et de mille autres paramètres qui forment l'ensemble des causes réelles de la réponse à venir, dont la prédiction est peut-être probable mais aucunement "physiquement" certaine.
Sur le plan physique la réponse du système est considérée comme aléatoire, c'est-à-dire impossible à prédire. La complexité de l'enchevêtrement des causes, à elle seule, justifie de la non-prédicabilité essentielle du système. Néanmoins , le système se met dans un état qui engendre une réponse. Mon système d'interprétation symbolique prend alors par exemple, la décision de lever le bras, et en retour un signal est alors transformé de l'influx nerveux en influx musculaire via la jonction neuro-musculaire de mon bras.
- 1- Axone
- 2- Jonction
- 3- Fibre musculaire
- 4- myofibrille
Ca c'est vu de l'extérieur. Mais vu de l'intérieur, c'est moi qui est décidé de lever le bras et de ne pas désobéir, donc l'action est une conséquence déterminée par ma décision qui est est la cause. Deux interprétations différentes pour un seul phénomène.
Donc il y a là quelque chose d'essentiel à remarquer : dans cette expérience, la réponse du système, sur le plan scientifique est attribuable au hasard, alors que sur le plan mental elle est attribuable à ma volonté. La science en reconnaissant la nécessité d'introduire l'indétermination dans le monde des phénomènes, permet du même coup à la volonté humaine d'y acquérir de l'autonomie est d'agir sur le monde physique. Il n'y a là aucune contradiction scientifique.
L'action de la volonté humaine est alors causalement possible dans le monde matériel où elle prend la forme d'une réponse physiquement aléatoire.
Le principe d'autonomie est un principe qui rend possible le libre-arbitre humain au sein d'un monde régit par le hasard et la nécessité.
Ce principe fait partie des quelques éléments justifiant la nouvelle cosmologie dualiste qui est proposée ici. En restant purement matérialiste, il n'est pas possible de justifier ce principe. Car quelque soit la complexité d'un système, il sera toujours soumis au déterminisme des lois physiques, et en ce sens son destin sera joué d'avance sans autre possibilité de divergence que les aléas du hasard insondable.
Par contre en ré-introduisant l'esprit comme dualité à la matière, sans pour autant parler de deux substances différentes mais comme l'endroit et l'envers d'une même entité, alors il prend tout son sens et donne un cadre suffisamment large pour que la liberté de l'homme puisse trouver sa place. Cette représentation du monde en permettant de réintroduire l'homme en tant qu'acteur, complète la vision trop mécaniste transportée par la physique actuelle. La notion de hasard cache peut alors cacher aux matérialistes l'action physique de l'esprit humain. Ce qui ne veut pas dire non plus que chaque fois qu'il y a hasard il y a l'action de l'esprit humain, car cela dépend de la nature du hasard dont on parle.
Les systèmes complexes, par le fait qu'ils ne sont pas modélisables mathématiquement par un système d'équations représentent la limite infranchissable de la physique matérialiste. Cette limite est une limite qualitative, et non momentanée : d'une certaine façon ces systèmes sortent du cadre habituel de la physique qui ne peut utiliser les méthodes existantes pour les aborder. Les propriétés émergentes comme l'autonomie sont incontestables et évidentes bien qu'inexplicables scientifiquement car ne provenant pas de propriétés causales de la matière.
Le principe d'autonomie causal que j'introduis ici est un principe physique, bien que non reconnu scientifiquement, qui permet d'introduire le libre-arbitre dans le monde, sans pour autant remettre en cause les lois de la physique habituelles. Il est un complément nécessaire au physicalisme pour pouvoir rendre compte de la réalité de l'existence de notre bien le plus cher : la liberté.
Patrice Weisz
1 commentaire:
Il y a le principe de la rétrocausalité (Philippe Guillemant)
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